29 septembre 2006

Petites chroniques du dimanche soir - Michel SERRES

Chaque dimanche soir, depuis septembre 2004, Michel Serres, philosophe, penseur de notre temps, répond à l’invitation d’une grande station de radio pour aider l’auditeur « à regarder l’actualité sous un angle différent. »
Les sujets abordés couvrent tous les domaines : l’abandon et l’adoption, la rumeur, la triche, les soixante-dix ans de la télévision, la mort du Pape Jean-Paul II, la responsabilité, la drogue, la BD, la néoculture, etc. L’apport de la chronique radiophonique est sans conteste, grâce au format (sept minutes) et au large public touché, une simplification intelligente. De surcroît, Michel Serres est très bon pédagogue ; la transcription de ces entretiens rend les sujets très accessibles au plus grand nombre. On peut donc extraire de ces soixante-quatorze conversations les citations et repères suivants :
Concernant les problèmes climatiques, Michel Serres constate qu’après de nombreuses périodes de glaciation et de déglaciation, d’où l’homme était exclu, on peut affirmer maintenant que le climat est influencé par l’homme. D’ailleurs, l’Université fabrique deux types de communautés : les littéraires et les scientifiques. Les premiers font vivre la cité (politique et sciences humaines) et peuvent agir sur le climat. Les seconds comprennent les mécanismes scientifiques et n’ont pas la possibilité d’agir. M. S. déplore cette dichotomie. « Je souhaite vraiment que l’éducation ou la pédagogie mélange les deux sciences, en établissant des ponts entre les deux savoirs. » (Page 18). Au sujet des handicaps, M. S. note que « la surdité et le mutisme dépassent de loin le monde du handicap, pour nous concerner nous, ˝ normaux ˝ » et « Combien de sourds aux propos d’autrui ? (…) Qui entend et qui écoute vraiment ? Combien de couples de s’entendent pas ? ». (Page 27). Plus loin, il proclame haut et fort la nécessité de dire la vérité, toujours, car ni le monde ni la nature ne nous trompent. « Oui, dire la vérité est une loi universelle. » (Page 34). Sur la bande dessinée, et sur Tintin en particulier, le philosophe nous livre une interprétation : « Comme beaucoup d’ethnologues (…), il part du musée des Colonies (…) pour nous convier à l’amitié sans partage entre les peuples du monde, sans aucune distinction. Mieux encore, il nous apprend, parmi la blancheur des neiges de l’Himalaya, que celui que les hommes appellent le pire des hommes est bon. » (Page 42).

Parlant de la Toussaint, il évoque le Panthéon dont il dit qu’il « correspond à une cathédrale laïque ». La triche, au quotidien, le fait bondir, pour tout ce qu’elle implique. Un homme d’affaires par exemple qui, dans le train, fume ostensiblement sa cigarette sous le logotype l’en interdisant se discrédite face à l’étranger susceptible de traiter avec lui. Comment en effet être certain de son engagement alors qu’à la première occasion il triche. Idem pour le gynécologue qui aurait triché pour obtenir son diplôme et auquel on ne pourrait plus accorder aucune confiance. « (…) tricher n’est pas une plaisanterie légère, puisque tout à coup il s’agit de mourir. » (Page 63). Michel Serres se livre ensuite à une lecture inattendue de l’Evangile : « Moderne, le christianisme substitue cette famille adoptive à la famille naturelle, en substituant à une loi naturelle, celle de l’engendrement, la liberté individuelle de choisir quelqu’un parce qu’on l’aime. Une liberté se substitue à une loi naturelle. (…) Cette liberté fonde, je le crois, l’ère moderne. » (Page 80).
A propos de la langue française et de son déclin, Michel Serres tire un constat peu banal : « Il y a aujourd’hui, sur les murs de Paris, plus de mots anglais qu’il n’y avait de mots allemands pendant l’Occupation. » (Page 132). Pour la religion, il remarque que, très affaibli, déclinant et surtout, souffrant, le Pape Jean-Paul II forçait d’autant plus le respect. « Plus cet homme courbé, accablé, douloureux de maladie et des séquelles de son attentat, luttait contre la mort, plus il rayonnait. (…) Si Dieu existe, je le crois infiniment faible. » (Page 142). De même, le pape a su occuper une place universelle : « Il a inventé une fonction nouvelle (…) en principe remplie par les institutions mondiales. (…) Jean-Paul II a inventé cette place universelle (…) à partir d’une ancienneté de deux millénaires. » (Page 140). Le philosophe parle ensuite de l’Homme, dresse la liste des différentes étapes de la vie où il est exclu, abandonné : le ventre de la mère, l’école, l’internat, l’âge adulte, les amours perdues, etc. pour en venir jusqu’aux dernières paroles du Christ (« Pourquoi m’as tu abandonné ? ») Il en conclut : « L’abandon sculpte nos âmes » (Page 145) et « tout va se jouer, pour la formation personnelle, dans le courage d’avoir été abandonné. » (Page 146). Il ajoute : « L’incompréhension de ce pourquoi on abandonne, de ce pourquoi on est abandonné, voilà peut-être ce que l’on peut dire de plus terrible et profond sur les psychologies et sur les sociétés humaines. Qu’est-ce que l’homme ? La déréliction faite chair. » (Page 146). L’homme, ainsi, dans sa vie politique, individuelle ou collective, doit mieux se soucier de ne pas abandonner l’autre.

Parlant ensuite de la pollution de l’espace par les publicitaires, Michel Serres remarque que ce sont surtout les périphéries des villes qui font l’objet de pollution visuelle par les publicitaires. Revenant sur le thème du climat, il précise que « chaud » ne veut pas dire « sec ». Il préconise, prenant un rôle plus politique, la création d’une instance internationale uniquement chargée des « objets-monde » : eau, air, terre, feu (énergies), vivants. Non plus seulement des sommets internationaux chargés de ces thèmes, mais une véritable institution mondiale. Plus tard, parlant de religion, il nous redit la différence entre le schisme (séparation due à un problème strictement politique) et une hérésie (qui touche à des considérations proprement doctrinales). Il évoque aussi l’intégrisme : « La tentation d’arrêter l’interprétation, de répéter sans cesser la même, ou même d’en rester au pied de la lettre. » (Page 205). Enfin, tenter de vivre libre en prétendant ne pas s’aliéner aux nouvelles technologies, par exemple, revient un peu pour lui à refuser la science, la culture. Or : « Le manque ou l’ignorance, hélas, ne libèrent de rien et rendent plutôt esclave. » (Page 252).

26 septembre 2006

Kafka sur le rivage, de Haruki MURAKAMI

Ce roman est un conte, très moderne, dans le Japon contemporain. Le lecteur voyage dans un intemporel fantastique (le jeune personnage principal retrouve sa mère, un autre personnage ne projette qu'une moitié d'ombre) dans des dimensions d'esprit, de temps et de lieux peu communes. Il faut entrer dans une sphère où les repères habituels tendent à s'estomper au profit d'événements plutôt inattendus, (pluie de poissons ou de sangsues), où l'érotisme tient un rôle assez important, où le temps aussi est bousculé. La quête de l'identité paraît être le thème principal, avec un jeune personnage qui fugue pour retrouver ses repères dans sa propre histoire. Cette quête se croise avec celle du vieux Nakata qui, touché par une amnésie survenue au moment de la guerre (1944) est lui-même en recherche. La narration de leurs parcours initiatiques (l'un découvrira son identité, l'autre le monde tel qu'il est) donne naissance à un roman puissant, enchanteur et passionnant.